jeudi 31 mars 2011

Oublier Luna

Turin (Torino dans la version originale) n'est pas moche. Elle n'a pas un physique facile, ce n'est pas la même chose. Une légère surcharge minérale et métallique lui épargne le souci d'être douce, joyeuse, chaleureuse et accueillante, attributs inutiles. Turin n'a rien à perdre (hormis des tonnes de pierres, de colonnes, de béton, ...): ni la grâce, ni les espaces verts, ni l'air frais. Mais qui s'en préoccupe? Turin est riche, grosse, épanouie dans son corset, elle a le transit juste suffisamment chargé pour démontrer son importance, et bien assez de boutiques et de restaurants pour faire diversion.
Ce n'est pas Turin qui retient l'attention mais ce qu'on trouve dedans. Et dedans, à minuit un soir de juillet, tellement démontée par 12h de conduites dont 3h d'embouteillages et 2h30 de perdition que je ne sentais plus ni la tristesse, ni la faim, ni la chaleur, je trouvais une amie qui m'avait anxieusement attendue toute la soirée.
A partir de ce soir là, je n'ai plus pensé à Luna.
La voiture était garée en bas, avec sa boîte à chat et sa gamelle estampillée "Luna", et je ne les voyais plus. Je passais mes journées dans les rues, n'ayant aucune envie de visiter les musées, les palais, les églises et autres synapses culturelles de la ville.
Il y a des moments où l'on n'a pas envie de mesurer sa petitesse à la grandeur des autres.
J'ai tout de même croisé par hasard le bourg médiéval du parc du Pô, un vestige de l'exposition internationale de 1884 (c'est du moins ce qu'on dit sur internet), village complètement artificiel, construit pour donner une illusion médiévale. On adhère ou non à l'illusion, mais on se sent un peu dans un film de Robin des Bois, sans Robin des Bois.
L'appartement où j'ai passé ces 5 jours était beau, coloré, dépareillé, plein de chats et de bébés.
"Heureusement que Luna n'est pas là, finis-je par penser, parce que ç'aurait été la croix et la bannière pour la garder saine et sauve ici, au milieu de tous ces chats, tous ces bébés et toutes ces fenêtres ouvertes!"
Au coin de la rue, une vieille femme attendait en fumant que le piéton s'arrête, les cyber cafés étaient pleins de jeunes africains un peu perdus, avides de nouvelles des leurs, et moi, accoudée au balcon, je guettais le retour d'Eve qui travaillait sur un chantier de restauration d'une mosaïque dans une cage d'escalier.
J'avais oublié Luna et je recevais avec une froide avidité les messages de mes proches et amis, informés du drame, qui me disaient:
"_ Elle est maline, elle s'en sortira très bien"
"_ Tu ne pouvais rien faire de plus que ce que tu as fait. Ce n'est pas ta faute."
"_ Meeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeerde..."
"_ Tu lui as déjà offert la meilleure vie dont elle pouvait rêver pendant un an et demie...tout a une fin!"
"_ Elle a réclamé sa liberté de chat, ton devoir d'humaine c'est de respecter sa volonté de chat"
"_ On t'en trouvera une autre!... une de perdue... "
"_ Vous vous êtes beaucoup aimées, c'était très beau..."
Le jour du départ est arrivé. C'était le jour du retour en France, et la France m'avait manqué. L'excitation de retrouver ma langue, mes panneaux routiers, ma géographie, mes croissants, mes stations de radio disponibles en fm... achevait d'effacer Luna de ma mémoire brouillée.

"Je te pleurerai plus tard, puce", pensai-je.

vendredi 25 mars 2011

Perdre Luna

Quand Luna m'a quittée, cet été, je l'ai d'abord pris à titre personnel. Très émue, à 7h00 du matin, j'ai appelé ma mère, le cœur au bord des lèvres.
Luna était partie l'œil bravache, sautillant entre les brins d'herbes, avec une légèreté moqueuse qui semblait dire: "Ne me prends pas pour un chien. Je suis un chat, et je m'en vais toute seule quand je veux!"
"Toute seule", c'est en tous cas ce que j'avais ressenti très fort ce matin là.
"Et voilà, pensai-je, une fois encore ma vie est jetable: logements jetables, vêtements jetable, collègues jetables, saisons jetables dans des pays jetables... et quand c'est pas moi qui jète, c'est par mon chat que je me fais jeter! On n'est pas prêts de rentrer dans l'économie durable, à ce rythme là..."
Les pieds enfoncés dans la terre sèche et dure du camping de Merano, je n'osai pas partir: "Allez, elle ne m'a pas jetée, elle s'est perdue, elle a besoin de moi quelque part ici..." murmurai-je sans conviction, blessée par cette désertion.

"Il gato mio... bianco e nero, e perdido... la cola nera rota... io ...camping"
Les vieilles dames du quartier buvaient du petit lait! Un chat perdu, délicate affaire qui réclamait au moins toute leur science de félinophiles! Rien n'était sûr. Tout pouvait arriver ou être arrivé. A les voir se réunir et s'interpeler de chaise en chaise, je repensais au film de Cédric Klapisch: Chacun cherche son chat, lorsqu'un régiment de vieilles femmes solitaires se réunit pour retrouver le chat de Chloé, ravies de l'aventure, ravies de se sentir utiles et compétentes et égoïstement ravies qu'une jeune fille fraîche soit obligée de faire appel à elles.


Mais je suis quand même partie, moi. J'ai laissé mon numéro de téléphone au camping et j'ai maudit l'Italie, qui en moins de 24h sur son territoire avait trouvé le moyen de me ravir ma compagne la plus féline et poilue.
"Ça m'apprendra!" grognai-je en me rongeant les ongles au volant.
Je suis partie parce que j'ignorais si Luna était toujours en vie, et parce que je pensais qu'elle m'avait trahie, et que c'était elle qui était partie la première, et puis je devais être à Turin ce soir là.
Dans la boîte à chat vide sur la banquette arrière il n'y avait plus que des poils et sa gamelle en céramique estampillée "Luna" par moi pour Noël.

Assise à côté de moi, à la place du mort, sa ceinture de sécurité prudemment bouclée et la main crispée sur mon cœur serré, une angoisse sombre et musclée me regardait intensément et me répétait sans trêve que j'avais été abandonnée par mon alter ego moustachu avant de l'abandonner à mon tour.

C'est cette angoisse, grinçante remplaçante de la boudeuse Luna, qui a mal lu la carte pendant toute la journée (l'angoisse est un très mauvais co-pilote), qui m'a clouée dix heures de suite au volant sans repos (à l'exception d'une pause larmes et tarte aux fruits dans un restaurant d'alpage). C'est elle encore qui me tenait la gorge quand j'ai hurlé dans ma voiture sur le périphérique de Milano.
On en a des heures de route derrière nous, l'angoisse et moi!!