Où l'on tâchera de vous faire oublier l'itinéraire mappy au profit de l'itinéraire bis. Suggestions bienvenues.
mardi 29 septembre 2009
Paris, sooooo romantic!!
Sur une ligne de metro, il peut se passer bien des choses. Quelques unes de ces choses tournent autour du regard. On ne se parle pas, en général, entre usagers de la ratp. Le metro, c'est pénible, mais ça ne rend pas solidaire. C'est peut-être pour ça que c'est si pénible, d'ailleurs.
Anyway, on se regarde beaucoup dans le metro. Même ceux qui n'ont pas l'air d'y toucher, retranchés derrière leurs journaux: Le canard, Libé, L'Huma, Le Monde, Le Fig... Quand on lit régulièrement un journal, on a le droit de l'appeler par son petit nom.
Tout le monde se pèse, s'épie, se compare, se mesure, est attiré, repoussé, vit une idylle puis une fatigue puis une rupture, fuit, recherche, juge, refuse, drague, se moque, se protège, compatit, s'insurge... Les ondes oculaires sont complètement surchargées dans un compartiment de metro, à tel point qu'il y a parfois des interférences: on drague la jeune, on séduit la vieille, on dévore un bébé des yeux, et c'est le grand Noir à côté qui sourit, etc...
En fait, il se passe vraiment beaucoup de micro choses dans un compartiment de metro. Beaucoup de choses qu'on devine en grande partie, mais aux quelles on ne prête généralement presque pas attention. C'est le poste de contrôle, en haut du cerveau, qui reçoit toutes les informations relatives aux tissus de regards, et qui trie. Et comme il est payé au SMIC et que le jour même il s'est engueulé avec sa femme, il est plutôt partisan du moindre effort. Donc il jette un oeil distrait sur toutes les informations. Et dessous, dans les couloirs du cerveau, l'activité bat son plein, indépendamment du monde extérieur. Donc, notre agent de contrôle trie en mâchouillant un croûton de sandwich au jambon, et il décide de n'envoyer aux services d'interprétation que ce qui pourrait dépasser le simple cadre du bénin et porter des conséquences au delà du voyage.
Dans mon cas, par exemple, ça donne:
"_ Lalalalalalalalala shtrouphlalala... Ah, tiens, un mec en costard vient d'entrer... oooh! Il semble rasé de près... Il n'a pas de sac... Aaaaaaaah!!! tout pareil que dans Paradise Now!!! C'est un kamikaze, il va tous nous tuer!!! est-ce que je vais mourir tout de suite, ou est-ce que j'aurais le temps de savoir que la bombe est en train d'exploser? Ah tiens, mais on est déjà à Laplace? Mais ça ne sert à rien de faire péter une bombe à Laplace (à la place de qui, d'ailleurs?). Donc soit ce kamikaze est con, et il s'est planté dans le sens de la ligne, soit c'est moi qui suis parano, et c'est juste monsieur tout le monde qui va à un entretien d'embauche... Pfffffff!!!! Je l'ai échappé belle!!! Lalalalalalalala Shtroumphlalala shtroumphlala, shtroumphlalala... "
Mais je digresse, je digresse, et cet article s'engraisse et perd du muscle.
Revenons à nos réseaux de regards. Dans le metro, à force de se regarder, il se passe parfois des choses, et parfois rien, et parfois les deux en même temps.
Une fois, je rentrais du travail, il était plus de 22h, et j'étais très fatiguée. Un jeune homme était assis en face de moi. Et va savoir ce qui nous passa par l'esprit, nos regards se croisèrent deux ou trois fois, dans un silence de compartiment de metro, et nous éclatâmes tous deux de rire d'un commun accord.
Hier soir, sur le quai, un homme avec une grosse bedaine qui dépassait assez généreusement de sa chemise se racla soudainement la gorge, provoquant un bruit de plaques tectoniques en mouvement. Le regard du jeune homme qui était assis à côté croisa le mien interloqué, et nous pouffâmes, discrètement je l'espère. Le metro arriva sur ces entrefaites, et comme il n'était pas très plein, j'eus le choix des sièges. Je pus me faire plaisir en prenant une banquette, à côté de la fenêtre, dans le sens de la marche. A la station suivante, une jeune fille vint s'assoir en face de moi et se prit immédiatement la tête entre les mains pour éclater en sanglots. Je levai la tête de mon livre.
Elle était laide, avec un œil plus gros que l'autre, la peau tuméfiée, les lèvres tordues et tâchées de bleu et de noir, les dents brunes, les pommettes plus saillantes d'un côté que de l'autre. Elle avait un vieux sac sale. Elle sentait très fort la soupe et le cheval. Et elle se tordait de sanglots.
Ma voisine retira une oreille de son mp3 et nous nous regardâmes, embarrassées.
"_ Merde, j'ai mauvaise conscience, disaient ses yeux. Elle est très laide, et elle pleure bizarrement en tordant la tête, presque sans larmes, elle me fait peur, je ne vais pas l'aider, mais je me sens mal.
_ Moi non plus je ne vais pas l'aider, pour les mêmes raisons que toi. Et puis elle me rappelle une jeune handicapée qui fait parfois la manche dans le RER B et que j'ai vue une fois attaquer une jeune fille qui essayait de l'aider... elle me fait peur."
Les yeux de la jeune fille en larmes ne disaient rien. Elle soupirait bruyamment, tout le wagon s'était retourné vers elle, donc vers nous.
Je pensais: " Au Moyen Age et dans l'Antiquité, on ne fuyait pas les gens un peu étranges. On leur attribuait une sagesse et des pouvoir que le commun des mortels leur enviait, et le reste du temps, on les aidait parce qu'on avait pitié d'eux avant d'en avoir peur. Si cette jeune fille étrange et repoussante était venue montrer sa détresse dans un metro en bois du Moyen Age, les autres voyageurs auraient sans doute au moins essayé de connaître les raison de ce désespoir et de lui porter secours. Ce soir, il ne se passera rien. Personne ne bougera un petit doigt pour elle, et moi non plus. Elle est trop laide. La laideur fait peur. Et puis avant d'aider, on fait le point de tout ce qu'on a à perdre si les choses tournent mal: son lecteur mp3, son téléphone, ses papiers, sa dignité vis à vis des autres usagers... alors pour conserver tout ça, on sert les fesses, on croise le regard des gens "normaux", et on se concentre sur son livre."
A l'époque où la vie était si précaire, les gens moches avaient le droit de souffrir, parce qu'on n'avait pas encore inventé les transferts d'humanité.
Un transfert d'humanité, c'est quand on se demande très sérieusement si son lecteur mp3 qui nous donne tellement de plaisir n'est pas plus humain que la fille laide qui pleure en face de nous et nous gêne tellement.
Vous voyez, mademoiselle, ce n'est pas de notre faute, c'est vous qui avez fait une erreur: la prochaine fois, soyez plus jolie et sentez bon, ou changez d'époque, et vous verrez comme on vous aidera mieux!
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C'est vraiment incroyable comme le métro peut déshumaniser les gens, c'est assez terrifiant et personne n'y échappe.
RépondreSupprimerPourquoi, mais POURQUOI est-ce qu'on se sent si loin des autres personnes quand on est dans un wagon qui roule sur les rails de la ratp? Qu'est-ce qui change en nous au moment où on pose ses fesses sur la banquette déchiquetée? Est-ce que nos coeurs sont déchiquetés aussi ?
Mystère...
C'est pas la question de la RATP, c'est la question de à quoi ça va nous engager de demander à la fille moche comment elle va. De ce que ça va nous coûter, en temps, en énergie, et surtout en désordre. C'ets pour ça que si la fille était jolie et propre, ça poserait pas de problème : on est sur qu'elle ne va pas être a priori envahissante, ou qu'on pourra la rembarrer, parce qu'a priori elle n'est pas dénuée de ressources et n'aura pas que nous une fois qu'on lui aura adressé la parole - nous ou pire que nous. Voilà ce qu'il se passe.
RépondreSupprimerNB : la dame à la béquille n'était pas si jeune, et elle tapait parce que je n'étais pas non plus allée jusqu'au bout de ma démarche d'aide, et qu'elle ne comprenait pas.