vendredi 7 mai 2010

Les vieux crabes

Il est 6h05, et le réveil sonne déjà depuis 5 minutes, lorsqu'un coup de pied contre la porte, exprimant une certaine impatience de la part du reste de la famille la tire enfin d'un sommeil qu'elle décrit généralement comme léger. Mais ce n'est pas de sa faute : les réveils d'aujourd'hui sonnent tellement moins fort que ceux d'antan!!!
Elle enfile son jupon acrylique, ses bas de contention, sa fidèle jupe en laine grise, son maillot de corps un peu jaune, mais personne ne le sait puisque c'est en dessous, son dentier, son gilet bleu, elle donne un coup de brosse sur ses cheveux violet (la coiffeuse a été un peu frileuse sur la dernière teinture, c'est dommage, pour le prix que ça coûte!!!), elle jète un regard mouillé à la photo gondolée de son défunt mari, et toute pimpante, elle descend à la cuisine prendre le petit déjeuner en compagnie de son fils, sa bru, et ses petit-enfants. Elle regarde avec consternation leurs bols remplis de céréales sucrées baignant dans un lait épais et collant, et avale cul-sec son petit verre de slivovice (83 ans de slivovice et jamais un rhume, jamais une gastro, jamais un rhumatisme, ...), renifle un peu, et se tartine de pâté une large tranche de pain noir et acide.

A 6h35, équipée d'un grand cabas remplis de sacs en plastique vides, elle sort en même temps que ses petit-enfants pour rejoindre l'arrêt de bus au bout de la rue. Avec leurs mp3 sur les oreilles, ils ne manifestent aucun désir de savoir ce qu'elle pense pouvoir trouver d'intéressant aujourd'hui. Elle ne peut s'empêcher de trouver leur attitude un peu légère. Sans elle, la famille ne pourrait pas se vanter d'avoir des placards aussi régulièrement et abondamment remplis.
A l'arrêt de bus, d'autres équipes mal assemblées de bois vert et de vielles branches attendent, dans le même silence obstiné.
Lorsque le bus arrive, comme tous les matins à 6h42, tous les sièges sont déjà occupés par des ancêtres mâles, femelles et autres, munis de cabas gris ou écossais, et les enfants sont debout, et commencent à s'échauffer la langue et les zygomatiques en commentant les émissions télévisées de la veille au soir.
Elle descend au carrefour avant le lycée et traverse le parc pour rejoindre le parking du Kaufland et prendre place dans la déjà longue file d'attente qui rend l'accès du supermarché inaccessible. A 7h00, elle est plutôt en bonne position dans la file, au taquet, silencieuse, concentrée, recueillie. Elle connaît bien ce moment de suspens qui précède l'ouverture des portes: où seront les étiquettes jaunes? Sur quels produits faudra-t-il porter son choix et son cabas en priorité? Quelques ancêtres commentent timidement les promos de la veille et se perdent en conjectures sur celles d'aujourd'hui. Elle sait. Elle a bien vu hier que les kumquats commençaient à sécher, que les salades de thon et les conserves de cerises approchaient de la date fatidique. Elle ne perdra pas de temps à scruter les pommes et les poires qui étaient déjà en promo il y a trois jours. Elle aura très vite une longueur d'avance sur les autres, comme bien souvent, et soupire déjà d'orgueil à l'idée du caddie bien rempli et tellement bon marché qu'elle ramènera à sa famille.
A 8h, les portes du Kaufland ont à peine commencé à s'entrouvrir que deux cent vieux crabes les défoncent à coups de cannes et de cabas pour passer en premier.
Trois quarts d'heures plus tard, la fièvre est à son comble dans les rayons du Kaufland. Quelques dentiers jonchent le sol, quelques coups de canne bien appliqués font résonner des articulations sèches et des cris aigus.
Les caddies défilent:
_ 40 litres de lait demi-écrémé en promo
_ 8 kg de chips au bacon
_ 18 kg de pommes
_ Une bonne trentaine de conserves de cerises

Elle a réussi à récupérer:
_ Une caisse de kumquats (5kg), 35 litres de lait, 7 paires de lunettes de soleil, 25 conserves de cerises, 10 pots de miel, 13 bouteilles de shampoing. Bonnes courses.
Encore une journée victorieuse où la famille ne mourra pas de faim. Demain, de nouvelles aventures l'attendront sûrement au détour d'un rayon: avocats? cornichons? soupes en sachet? fromage? beurre? riz rond? Il y aura toujours une promo nouvelle pour prendre le relai d'une promo achevée. Et elle sera toujours là pour prendre sa part et celle des siens.

Pendant la longue époque du communisme, avoir un vieux dans sa famille était une richesse, car il faisait la queue des heures durant pour mettre la main sur tous les arrivages. Aujourd'hui, les jeunes de cette lointaine époque veulent à leur tour avoir leur heure de gloire dans les files d'attente, en compensation de leurs rides et de leurs cheveux blancs.
Comment accepter qu'aujourd'hui, on mange assez bien, et que les vieux ne servent plus à rien?

1 commentaire:

  1. Heureusement que tu écris bien, ça rend le texte plus beau que triste... :s

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