mardi 5 mai 2009

Dans la cour des grands


Le mardi matin, après un long sprint du marathon administratif dont je vous ai proposé un puissant récit il y a quelques jours, j'ai joué pour la première fois le rôle du professeur, pleinement responsable d'une classe de collégiens terriblement excités à l'idée que la prof officielle est clouée au lit chez elle, et qu'on leur a offert de la chair fraîche et tendre à mastiquer bruyamment pendant toute la durée du remplacement.
Parce que, comme je le disais précédemment, je ne fais pas mes 18 ans, et les élèves ne s'y trompèrent pas: j'étais de la dernière pluie. Aussi, dans l'indifférence des autres professeurs, l'esprit plutôt calme et le cœur sur le qui-vive, je me dirigeai, mon sac à la main, d'une démarche que j'espérai un peu impressionnante vers la salle des 2°D, qui m'attendaient debout en groupes à l'entrée de la salle, brandissant leurs 13 ans avec une joie et une insolence qui faisaient plaisir à voir.
C'est étrange comme certains rôles s'imposent d'eux-même. A peine entrée dans la salle, je fus assaillie d'élèves et de questions:
"_ Eh m'dame, elle est pas là la prof?
_ Vous avez quel âge?
_ Vous vous appelez comment?
_ Elle a quoi?
_ Et vous venez d'où?
_ Combien de temps elle va être pas là?
_ On va faire quoi avec vous? des jeux?
_ Allez vous assoir en silence, s'il vous plaît."

En donnant cet ordre, je pensais à tous les profs qui avaient traversé ma vie au collège. Je comprenais pourquoi le rôle de remplaçant n'est pas aussi évident que je le croyais alors. A 13 ans, je prenais le mot "remplaçant" au premier degré: le remplaçant, c'est pareil que le prof, mais avec une autre tête et un autre nom. D'ailleurs, à 13 ans, je considérais qu'un prof, c'est comme une machine: en dehors des cours, on l'éteint, et puis c'est tout. J'imagine que je n'étais pas un cas isolé.
Pour la très grande majorité des enfants, l'école, c'est comme une grande machine dans laquelle on les oblige à monter. On leur assigne un rôle, des objectifs, des horaires, on leur impose une façon d'apprendre, de penser, de réagir face aux évènements et aux autres, basée généralement sur des rapports de force, qui permettent de répartir la population qui peuple les couloirs des établissements scolaires (répartition extensible au monde entier) en deux clans: les ouineurs et les louzeurs. Chacune des deux catégories réunit des élèves aussi bien que des professeurs.
Pour la très grande majorité des élèves, l'école a un arrière goût âcre, dû peut-être à l'apprentissage douloureux et amer du non-respect de l'originalité et de la personnalité de chacun, et qui les suivra toute leur vie. C'est à l'école qu'on se rend peu à peu compte qu'il importe peu de savoir qui "je" suis vraiment, le principal, c'est que "je" passe l'année avec les honneurs. Et pour passer l'année avec les honneurs, il faut que "je" fasse miennes un nombre défini de notions et de connaissances en un temps défini.
Tous ces enfants assis plus ou moins droits sur leur chaise et qui me regardent, ou ne me regardent portent en eux ce lent et fatigant travail de résignation. C'est très fatigant, l'adolescence, on prend des centimètres dans tous les sens, on s'épaissit, on s'alourdit, on tourne autour de soi comme une mouche autour d'un pot de confiture fermé, et en plus, on doit apprendre à renoncer à ce "moi" que l'on connaissait intuitivement depuis la naissance, et qui n'a cessé de s'éloigner depuis qu'on a commencé à user les bancs d'école et à apprendre de nombreuses choses utiles!

Je pensais peut-être un peu trop fort à tout ça, ou j'avais déjà trop pris mes élèves en pitié, ou alors les élèves étaient déjà trop excités lorsque j'arrivais, toujours est-il que j'eus beaucoup de mal à obtenir plus de quelques secondes de suite de silence.
Mon exotique accent français et moi fîmes l'appel, mais à chaque nom que nous prononcions, répondaient soit des éclats de rire, soit trois ou quatre mains levées en même temps. Si j'avais eu 13 ans et le derrière sur une de ces chaises, je sais que j'aurais passé un bon moment. En tant que professeur, je ne riais intérieurement. Une des élèves, au premier rang, dépensa beaucoup d'énergie à m'aider, et finalement, à me compliquer terriblement la vie.
"_ Madame, on s'en était arrêtés là avec la prof. On avait ces exercices là à faire. Vous voyez, moi je les ai faits. Mais tout le monde ne les a pas faits. Vous allez me mettre un plus? Et si je réponds aux questions? Eh, M'dame, si vous voulez le silence, il faut les menacer de le dire à Manolo. Allez-y. A Manolo. Ca leur fait peur. Ils vont se taire. A Manolo. Vous allez me mettre un plus? Et un deuxième plus? Eh, silence les autres! Vous voyez pas que la prof veut parler? Vous avez vu M'dame, je vous aide, là... Vous allez me mettre un plus en plus?"
Que faire de cette charmante peste qui n'hésitait pas à vendre tous ses petits camarades pour un malheureux plus, croyant que j'avais exactement le même pouvoir que la prof titulaire, et que mis bout à bout, tous ces petits plus feraient un grand triomphe?
Pour la seconde classe, Manolo, le directeur de la section collège voulut m'aider un peu. Nous entrâmes donc en classe ensemble, et il expliqua aux élèves que Mar est étrangère, elle est un peu perdue, il faut l'aider, mettez-vous à sa place, ce n'est pas facile d'arriver dans un endroit nouveau, comme ça!
Je serais tentée de dire: merci Manolo... Je vois difficilement comment il aurait été possible de casser d'avantage mon image encore toute vierge pour les élèves de cette classe... Du coup, me sachant sous la protection de Manolo ils me concédèrent un peu d'écoute, mais sûrement pas l'esquisse de l'ombre d'un soupçon de considération. Je suppose que je parvins même à me mettre à dos quelques élèves de cette classe là, car le landemain, je les avais en première heure, c'est à dire à 8h, et ils avaient eu la prévenance d'arriver plus tôt pour faire quelques exercices de style au tableau.
En arrivant dans la classe, j'avais décidé de reprendre les choses en main. Aussi, ce que je vis au tableau me parut une bonne occasion de remettre les pendules à l'heure.
Je me plantai les bras croisés, en silence, face à la troupe de joyeux drilles, qui, se sentant coupables, attendaient avec une certaine angoisse ma réaction. Je restai silencieuse, c'est à dire menaçante, toisant les élèves un à un, et posant régulièrement mon regard calme sur le tableau, où l'on pouvait lire:
"Tu fais idiot" et "Tu es cone", le tout assaisonné d'une jolie croix gammée (vous remarquerez au passage l'ouverture interculturelle des élèves, il ne manque plus qu'à maîtriser un peu mieux tous ces concepts, avant d'en faire n'importe quoi...).
Au bout de deux ou trois minutes de silence de ma part, et d'inquiétude de la leur, un élève se leva sans rien dire et courut effacer avec les mains ce qui était au tableau. Je jubilais tranquillement de cette petite victoire, qui allait m'assurer une certaine tranquillité. Après deux minutes suplémentaires de silence, pour enfoncer le clou, je leur fis savoir d'un ton froid et calme que je ne voulais plus jamais voir ça.
"_ Mais M'dame, ça voulait dire quoi?
_ Ben tu le demanderas à ceux qui l'avaient écrit."
Pour gagner la seconde classe, je distibuais quelques exercices suplémentaires à ceux qui firent preuve de trop d'imagination sur le plan sonore et pas assez sur le plan français, qui était pourant le sujet principal du cours.
La deuxième journée, je parvins donc à sortir de mes classes avec le sourire aux lèvres, et l'impression d'être parvenue à jouer le même rôle que tant de professeurs avaient joué devant moi.
Parce que finalement, comme je le supposais, donner un cours à une classe de collège, en tous cas dans un établissement où les élèves sont relativement bien dressés, comme celui-ci, cela revient à endosser un personnage. On enfile le costume au moment où l'on franchis la porte de la classe. Et puis on décide. Dans tout le répertoire des profs possibles, lequel vais-je choisir? Le sévère, froid et distant? Le un peu cool quand même? Le prof dans la lune? Le prof qui ne parle qu'en français? Celui qui rit aux blagues des élèves, ou celui qui fait venir les élèves au tableau pour tous les exercices? Celui qui fait un peu attention aux élèves, ou celui qui fait son cours et qui n'en n'a rien à foutre de qui comprend quoi?
En fait, je ne sais pas si le monde a toujours été un théâtre, ou si c'est à l'époque du Baroque qu'on a lancé la mode, mais l'école, là où tout commence, c'est indéniablement un théâtre. Plus que les mathématiques, l'histoire, la grammaire, les sciences, ce que les enfants apprennent, ce sont des rôles.
Et finalement, les meilleurs acteurs ne sont pas toujours ceux qu'on croit...

1 commentaire:

  1. T'as super bien géré avec la classe qui ne sait même pas écrire "conne" correctement ! Bravo... et bon courage pour la suite ;-)

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