samedi 23 janvier 2010

Le grand étchéquier


La transition entre la troisième et la quatrième feuille (du millefeuille d'Aristote, voir articles d'octobre et de novembre) est lente.
C'est normal parce que comme je le disais précédemment, plus on avance dans les feuilles, plus le temps et l'espace retombent sur vous comme une nappe sur une table.
Qu'avez-vous fait pendant tout ce temps?
Des promenades, du travail, des écuelles très laides en poterie, devant lesquelles une demi-douzaines de vieilles se sont gentiment extasiées, des truffes, fort peu de sottises, mais quelques gaffes, ...
Bref, vous avez regardé avec une certaine passivité l'eau couler sous les ponts.
Hé oui, la troisième feuille anesthésie. Il vous a bien fallu deux mois pour vous en remettre. Sur un séjour de 9 mois, 2 mois, c'est cher! Mais vous ne vous laissez pas abattre aussi facilement, et n'oubliez jamais que "si le grain ne meurt", point de moisson (et ça n'est pas une contrepèterie).
Au matin de la quatrième feuille, vous êtes en pleine forme, de blanches, tendre et solides racines dans un terreau tout noir et riche de toutes les jeunes pousses mortes pendant la feuille précédente vous donnent de l'assurance et la capacité de distanciation qui vous manquaient cruellement au cours des phases précédentes.
Dorénavant, vous ne courrez plus fiévreusement comme une chercheuse d'or après tous les numéros de téléphone qui passent à votre portée, vous achetez régulièrement de gros cornichons, c'est à dire lorsque le pot précédent est vide, vous avez renoncé à accomplir votre devoir de sociabilisation bi-hebdomadaire à la cantine, vous arrivez en classe avec un décontracté "salut!" et n'imaginez plus qu'au détour d'une phrase, vous allez déclencher une révélation dans les cerveau malléables des élèves.
Maintenant, tout est "perspective" pour vous, dans le sens graphique du terme. Fini le temps des déformations. Vous perspectivez à tour de bras. Perspectives de changement, perspectives de vacances, perspectives cinématographiques dans les couloirs du lycée, perspective de bien rigoler le jour de l'inspection (lundi/mardi), perspective de sortir régulièrement avec certaines personnes très sympathiques. Perspective jouissive de ne plus sortir avec d'autres. C'est Perce-pective fever.
Et puis, fleur précieuse parmi toutes dans votre jardin, éclose depuis très peu de temps sous vos yeux admiratifs et reconnaissants, si tendre et déjà si puissante, vous vouez une affection particulière à la douce ironie.
Attention tous les terreaux en quatrième feuille ne produisent pas une ironie. Il se trouve que c'est votre cas. Et comme la nature est bien faite, c'est de tout ce qui pouvait pousser chez vous ce dont vous aviez le plus besoin.
Maintenant, déambulant dans les couloirs du lycée, vous pensez souvent à un certain Calderon de la Barca, déjà cité sur ce blog il y a longtemps, et pour qui la vie était un rêve, et le rêve un théâtre, toute la question étant bien sûr de savoir qui a acheté les billets et se cache dans l'obscurité le cul posé sur son fauteuil molletonné rouge, et si nous toucherons d'intéressants cachets pour nos performances passionnées.
Si la vie est un théâtre, le lycée Bozena Nemcova en est une huile essentielle, et vous en appréciez maintenant le parfum avec détachement, méfiance et délectation, voire de temps en temps soulagement, car vous savez que vous pouvez n'en rester qu'une spectatrice à condition de payer votre place par votre silence et moult remplacements.
En dehors des représentations professionnelles, votre vie suit désormais un cours serein, vous souriez aux inconnus, vous avez vos promenades préférées, et pouvez chantonner quelques chansons tchèques, vous envisagez dans la longueur le combat ordinaire avec votre rideau de douche.

Dans la quatrième feuille, vous faites mieux semblant de vivre ici parce que vous ne croyez plus que vous devez devenir une authentique autochtone.

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