samedi 5 septembre 2009

Le quart d'heure de la haine ordinaire



Après avoir tourné avoir tourné autour pendant plusieurs semaines, attaquons Girona de front par le chapitre le plus sombre de cette journée ensoleillée.

C'est Luna qui sera le principal personnage secondaire de cet épisode. Le soleil lui disputera d'ailleurs avec assez d'insistance ce second rôle, et une grognasse quelconque se contentera à juste titre du troisième, avec quelques autres.

Lorsque nos roues roulèrent enfin sur le bitume gironais, ce fut pour constater que, comme on pouvait s'y attendre, le soleil et d'autres voitures nous avaient devancées. Il fallait en tirer quelques conséquences qui déterminèrent le cours des évènements dont vous allez prendre connaissance d'ici peu (dès que j'aurais fini cette longue phrase alambiquée, par exemple). Tout d'abord, trouver une place dans le centre ville relevait de l'exploit, ensuite, même un peu à l'écart du centre, trouver une place à l'ombre relevait de la corruption de platane. N'ayant pas les moyens de m'offrir un platane, je garai la voiture en plein soleil de midi, un jour d'été en Espagne. Il faisait déjà plus de quarante degrés dans la voiture, et une question se posa en miaulant: que faire de Luna? La laisser dans la voiture revenait à renoncer purement et simplement à construire avec elle une relation durable. La glisser dans mon sac revenait à accumuler les complications et réduire le temps et le plaisir de la visite. Comme Milou dans Tintin au Tibet, je voyais deux petites Marjolaine au dessus de mon crâne, l'une vêtue d'une auréole et d'une robe bleue (comme je porte mal le bleu!!), et l'autre d'un couvre chef cornu et d'une robe rouge (ah!! je porte bien mieux le rouge!). Et toutes deux argumentaient au dessus d'une grande Marjolaine complètement immobilisée par la chaleur et la perplexité. Je décidai finalement de glisser Luna dans mon sac, et d'acheter une laisse pour l'empêcher de bondir sous une voiture à la première frayeur.
Un peu atterrée par le tour que prenaient les évènements, Luna se laissa néanmoins faire sans trop de protestation, et notre petite équipe abandonna la voiture à son combat avec le soleil: garder une forme solide, ne pas se laisser couler vers le liquide.
Le vétérinaire qui s'occupa de nous vendre un collier et une laisse se fit un plaisir d'expédier le dossier pour un prix exorbitant que j'était d'autant moins en position de contester qu'il n'avait rouvert la boutique à l'heure du repas que pour moi.
Luna, que cette promenade en pleine ville dans mon sac inquiétait au plus haut point exprima une sincère contrariété de se voir attachée dans mon sac. Je tentai de la rassurer en lui parlant. Je lui expliquais donc pourquoi nous faisions une halte à Girona précisément, ce que j'avais à y faire, les avantages qu'elle pourrait tirer d'une observation plus attentive de la ville et de ses charmes.
Dans le centre ville, à l'heure du repas, il y avait plus de monde aux terrasses des restaurants que dans la rue. Sur le bord d'une petite place sereine, à l'ombre d'un jasmin en fleur, un jeune homme oriental jouait d'une percussion en forme de cloche renversée. La beauté de cette scène contrastait violement avec la nervosité croissante que je sentais monter du fond de mon sac.
Le premier affrontement eut lieu dans les escaliers qui faisaient superbement le lien entre une petite rue et la façade fermée d'une église. Une terrasse de café en marquait la moitié. Quelques marches après la terrasse, je décidai de lâcher Luna avec son collier et sa laisse pour qu'elle voit un peu le paysage, repsire un peu d'air, et se rende compte du cordon ombilical artifiel que j'avais payé une fortune pour l'attacher à moi. Les deux premiers éléments ne semblèrent pas soulever de sa part un intérêt spécial, mais le troisième provoqua une visible angoisse, et en trois secondes, elle s'était libérée. Je la rattrapai au vol, outrée et contractée, et lui remis le collier, un peu plus serré. S'en libérer une seconde fois: trente seconde de lutte terrifiée.
Les rares badauds commençaient à nous regarder bizarrement.
Après avoir tourné en rond dans des rues d'escaliers désertes, ou presque, je finis par m'assoir avec Luna dans les bras dans l'espoir non dissimulé de lui faire comprendre l'intérêt pour elle d'être attachée, intérêt qu'elle s'acharnait avec une mauvaise foi désolante à nier, argumentant à coups de pattes griffues que la tangente la tentait d'avantage que la parallèle. Avec une certaine impatience, je serrai franchement le collier, cette fois, et lui bricolai un harnais avec la grosse laisse à labrador que m'avait vendue au prix du caviar le "gentil" vétérinaire, puis je tentai de la glisser à nouveau dans mon sac malgré son explicite opposition.
Ce faisant, une femme avec son mari et une adolescente morne qui leur collait aux talons et devait être leur fille me tournaient autour depuis un petit moment, passant dans un sens puis dans l'autre à côté de moi. Le femme finit par s'approcher et me dit quelque chose en catalan. Devant mon air poliment figé, elle répéta en castillan: " Donde està la muralla?" J'imagine que cette femme maîtrisait mal le castillan, car elle avait omis toutes les formules qui donnent envie de répondre gentiment: "buenos dias, disculpa, por favor..." Je lui répondis néanmoins que je n'en savais rien puisque je n'étais pas d'ici. Elle hocha la tête et me tourna le dos.
Quelques minutes plus tard, dans la rue, une jeune japonaise me demanda le droit de photographier Luna dont la tête dépassait de mon sac. Lorsqu'elle s'approcha avec son bel appareil photo reflex, Luna lui envoya un miaulement sans équivoque, et la jeune fille blêmit, me jeta un regard inquiet et s'enfuit sans demander son reste. Ben oui: ma chatte, c'est pas une tafiotte!
Quelques mètres plus loin, en bas de la cathédrale, je recroisai la famille de catalans bourrus, et le mari me suivit du regard avec application. Je commençai à leur vouer une antipathie sincère.
La chaleur était écrasante, les rues vides, la ville silencieuse. C'était comme la nuit, mais avec le soleil au zénith. Finalement, il me vint à l'esprit quand dans ce contexte, il pouvait se passer n'importe quoi au détour de l'une de ces rues tortueuses, il faudrait très longtemps avant que l'opinion publique ne réagisse.
Les perspectives inquiétantes creusent l'appétit, alors je m'assis dans une petite cour remplie de végétation et de petites marres, pour laper du bout des lèvres une ignoble salade russe industrielle où trois petits pois s'étaient noyés depuis bien longtemps dans un océan de mayonaise blanche et insipide. Pendant ce temps, Luna expérimentait les limites de la captivité. Lorsqu'elle fut sortie de mon sac, elle voulut visiter un peu les lieux et fut désagréablement surprise de comprendre que cette fois, il ne suffisait pas de tordre le cou pour se libérer de la laisse. Après l'avoir emmêlée dans les pieds d'un ban public, elle fut prise d'une crise de panique, et les yeux exorbités, toutes griffes dehors, elle entreprit de courir dans tous les sens, se jeter sur un tronc d'arbre, sauter comme le coq à l'âne, se cabrer comme comme une formule magique. Pétrifiée et ne sachant que faire, je la regardai se rouler dans la terre, et la récupérai finalement haletante, plaquée au sol, tétanisée, poussiéreuse, la laisse tendue à l'extrême.
Et là, je dois vous avouer quelque chose de laid. Pleine de haine contre cet animal qui nuisait au bon déroulement de mes vacances, je me demandai un instant comme m'en débarrasser sans que ma conscience ne se rende compte de rien. La libérer, et advienne que pourra, mais loin de moi? Tirer sur la laisse jusqu'à l'étrangler vraiment? L'étouffer dans mon sac? Ne pas lui donner à boire de la journée?
Tout en déclinant minutieusement toutes ces machiavéliques possibilités, je démêlai Luna, et la posai sur mes genoux. Luna avait utilisé toute son énergie dans cette crise, et il ne lui restait plus qu'une langue rose à tirer pour haleter comme un chien. Satisfaite de la voir un instant hors d'état d'affirmer son libre arbitre, je commençai à lui masser doucement l'ensemble du corps avec les mains aspergées de l'eau tiède de ma bouteille, tout en pesant pour chacune des propositions plus haut citées laquelle passerait le mieux lorsque ma conscience se réveillerait de la torpeur où l'avait plongée la chaleur et me demanderait "où est le petit chat?" (probablement, elle n'aurait pas laissé passé comme un anodin clin d'oeil littéraire une réponse du style: "le petit chat est mort"). J'en étais là de mes réflexion haineuses lorsque je vis entrer dans la petite cour mes trois catalans. Ils me repérèrent tout de suite et s'arrêtèrent aussitôt, faisant mine d'admirer les arbres et la muraille qui nous entouraient. Finalement, la femme se détacha du groupe et vint se planter devant moi pour me lancer sur un ton de défi: "Donde està la muralla?"
Un peu interloquée, je lui répondis très aimablement que si ce n'est pas là où nous étions, je ne voyais pas où elle pourrait la trouver. Elle hocha la tête, me tourna le dos et rejoignit les siens. J'eus une rapide pensée pour l'intérêt des mariages internationaux, et continuai à masser les omoplates et le bout des pattes du chat pâmé de désespoir muet sur mes genoux.
Finalement, la voyant si résignée, je décidai de lui donner une dernière chance et l'installai une fois de plus au fond de mon sac, que je fermai de façon à ne laisser passer qu'un filet d'air et de lumière, pour continuer ma visite, encore un peu vibrante de haine au bout des cheveux.
Et là, miracle, pendant plus d'une heure, Luna ne donna aucun signe extérieur de vie. J'avais assez mauvaise conscience à l'idée que j'avais réussi à annuler une partie de sa volonté et de sa personnalité au profit des miennes, mais j'étais infiniment soulagée de penser que grâce à ça, j'allai pouvoir m'épargner un crime avec sa ribambelle de conséquences pénibles à assumer.
Quant aux trois cata-lents, je n'ai pas eu le plaisir de leur dire courtoisement une troisième fois que je n'en savais pas plus qu'eux sur les murailles de Girona, en échange d'un vent magistral pour me remercier.

A ceux que cette histoire choquerait, je dirai que je fus punie de ma cruauté en rentrant dans la voiture: elle avait cuit à feu élevé toute la journée, et bien qu'elle ne fût pas encore liquide, il me fallut un quart d'heure pour pouvoir poser les mains sur le volant, et je ne pus rien toucher pendant plus d'une demi-heure sans un tissu pour protéger ma peau.
Le soleil, c'est pas une tafiotte!

Et puis, que celui qui n'a jamais haï sincèrement un être aimé l'espace d'un instant écrive le premier commentaire assassin.

2 commentaires:

  1. pourquoi donc cette pensée sur les mariages internationaux?

    RépondreSupprimer
  2. Parce que les gênes, c'est comme les draps dans l'armoire: faut ouvrir la fenêtre de temps en temps pour que ça respire...

    RépondreSupprimer